Le but de cet exercice d'écriture proposé par une connaissance très impliquée à l'école des Beaux-arts locale, Diane Clément, était la rédaction d'un texte, sans contrainte autre qu'une longueur prédéterminée, en s'inspirant d'une œuvre parmi une série de plusieurs artistes. Les supports variaient, les œuvres aussi donc. Peintures, sculptures, dessins etc. J'ai personnellement choisi celle-ci de Tidru:

Et voici le résultat:

Cédric, citoyen sans habitus, mouchoir immaculé, pilote sans permis, pensée innervée.

Les rues sont bondées. Les masses s’accumulent, s’agglutinent, s’amalgament dans leurs chaleurs. Leurs ombres grises s’enracinent dans l’anthracite du bitume partout dominant, de la vapeur s’élève des plaques d’égout et des frayeurs surnageant autour des regards et des bouches. Un peu partout, des pans d’immeubles déversent le spectacle et sous leurs lumières le jour pluvieux s’éteint. Certains sont en t-shirt, il pleut à verse. Ils se rapprochent des autres pour avoir un peu moins froid, mais ne décollent jamais les yeux de la grande finale. Dans une impasse obscure, sur un rectangle d’une quinzaine de mètres, un autre écran enveloppe un petit groupe. Il y a moins de monde ici, l’odeur d’urine évacuée par de petits ruisseaux d’eau acide a eu raison des plus sensibles. L’écran est coupé en deux. Du côté gauche, le finaliste de l’année dernière. Il détient le record de cent-vingt-huit en trois jours. Seulement un de plus que le challenger s’affichant sur le côté droit dans son ensemble noir. Leurs palmarès à tous deux sont impressionnants, ils se sont entraînés sans relâche pendant toute l’année pour atteindre la finale tant convoitée.

Soudain, un mouvement derrière une fenêtre brisée. Un bruit retentit jusque dans l’allée sur laquelle avançait le challenger. Il s’arrête, le groupe écarquille les yeux, suspend le vol de ses activités spirituelles, se déforme jusqu’à ne plus être que ce « un » informe imbibé de pluie, imprégné de stupéfaction et de curiosité fébrile. Le bâtiment doit être le doyen de la ville désaffectée. Il croule sous son propre poids, les murs du rez-de-chaussée gondolent sous celui des étages. Le souffle d’une mouche le ferait s’écrouler.
Le challenger pénètre le carré d’ombre laissé par une porte absente. Une caméra placée sur son épaule détaille le moindre de ses mouvements et amplifie les sons alentour. L’intérieur est à l’image de l’extérieur. D’un escalier grabataire à moitié effondré, des filets de poussière et de gravats chutent. Au-dessus, les bruits d’une course légère. Le challenger avance sur la moitié de marche, ses pas résonnent dans le vide du haut hall. Prudemment, il grimpe à l’étage tout en sortant la longue lame qui pend à sa ceinture. L’obscurité domine. Seule la lumière blanchâtre traversant les fenêtres sales la rejette ponctuellement dans ses intrusions traversées par des nuées de particules poussiéreuses. L’étage est un long couloir s’étalant à égale distance à gauche et à droite. Des salles dispersées s’ouvrent de chaque côté, c’est une ancienne école. Des détritus vieillis d’emballages, des morceaux de murs et de meubles rongés par le temps, des choses ayant perdu leur nom, le jalonnent. Il s’arrête et observe. Un bruit, discret, sur sa gauche, il s’avance dans cette direction.

La pluie s’abat sur le groupe suspendu à ses attentes sans imagination. L’apeurement le traverse, il a encore à l’esprit l’accident de l’année dernière. Le candidat s’était fait lâchement attaquer, sa mort avait marqué tout le monde.

Le challenger vérifie chaque salle tout en avançant pas à pas. Quand il arrive à la dernière, sur sa gauche, une fillette se tient debout dans le cône blanc diffusé par une lucarne. Elle n’est pas blonde, n’a pas de poupée, ni de souliers vernis. Elle est en haillons et semble effrayée. Deux filets de larmes s’épuisent jusqu’au sol depuis ses joues noires de crasse. Il s’approche doucement. La pièce est plus petite que les salles de cours. La lucarne, un bureau renversé, quelques bordels cendrés et toujours ces essaims de poussières voltigeant partout dans l’atmosphère. La fillette fixe son visage. Sans émettre un son, elle pleure. Devant elle, il lève sa lame. Le voici son point manquant, un point facile qui le rapprochera du panthéon. Cette année, le gibier est en nombre, les deux finalistes sont chanceux.

Les candidats sont maintenant à égalité. La compétition peut continuer. Le groupe recommence à respirer. Après les craintes et les crispations, les nerfs se relâchent. Rassuré, il retrouve sa cohérence, les idées habituelles rentrent au foyer. Les têtes s’écartent, les frayeurs s’éloignent, les corps se séparent, les esprits s’allument. Certains ne décollent pas, les pubs enlacent leurs cognitions. L’émission arrêtée, des files se forment entre les gouttes grosses comme des bourdons. Sans bruit, sous les crépitements des publicités, un à un les individus s’emportent vers les trottoirs mécaniques, les lignes de bus et les entrées de dédales souterrains vieux comme le monde.

Les escalators se déroulaient impassiblement. Mouvement perpétuel rendu muet par le bruit des enfilades humaines. Hubert buvait. La bouteille en plastique contenait encore de quoi endormir son clivage. Sans agressivité, il regardait le défilé. Ses deux cabas dégueulaient sa vie sur le sol plastifié, la manche d’un pull troué par là, une jambe de pantalon en velours crade par ci. Il s’en foutait, la foule l’ignorait. Des tafeurs, des badauds en visite, des familles en transit, des paumés en quête, des chiens, des enfants, des vieux, des jeunes, des cons, des intellos, des attardés, des moches, des beaux, des noirs, des blancs, des mélanges, des putes, des bourges égarés, des pauvres habitués, des entre-deux décidés, des oreilles, des nez, des yeux, des cheveux, des crânes, des jambes, des bras, toutes ces choses bougeaient, se balançaient, se regardaient, passaient, fuyaient, s’éloignaient sans consistance. Il picolait, s’enfonçait vers l’oubli d’un déni inutile, d’un défi futile. Eux ne voyaient rien. Avec tous leurs yeux et tous leurs savoirs, ils ne voyaient rien, ne pigeaient que dalle. Le sol suait sous leurs pas, les murs masquaient leurs libertés, les plafonds piégeaient leur imagination. Ils laissaient faire. Parfois Hubert se demandait s’ils étaient. Dans quelle mesure n’étaient-ils pas qu’une projection de son esprit sur la toile d’écran d’un univers sans vie ? Il n’en savait rien et, avec l’alcool, il s’en branlait. S’ils étaient, dommage pour eux. S’ils n’étaient pas, tant mieux pour lui.
De là où il est, quand la foule devient impertinente, il peut regarder la télé. Tout le confort à portée d’oubli. Des images, du son, des odeurs, tout ça juste sous son nez. Là où il y a quelques semaines de simples publicités sans âme gueulaient des slogans de camés légaux, maintenant se déroulent des histoires, de grandes passions en simulé, des faits d’été, des méfaits et d’autres fictions encore moins réelles. Avant, il aurait jugé, aujourd’hui il n’a même plus la foi, le tempérament s’est fait la malle avec sa dignité.
Un flash d’information, Hubert s’y colle. Il parle d’une loi, d’un « ramassage », de la nouvelle saison d’une émission subventionnée par l’état, d’un concours. Le visage d’un type apparaît au milieu d’une pluie de congratulations sous plusieurs formes. Lumières, cotillons, applaudissements, musique…il ne lui dit rien, plus personne ne lui parle et ceux qui lui rappelaient vaguement quelque chose ont disparu récemment. Ses seuls proches, des marginaux comme lui, ont fui ou se sont évaporés, il n’en sait rien. Seul constat, ils ne sont plus là.
Ses yeux passent de l’écran criard aux pressés. Les regards le fuient, il y lit une sorte d’incompréhension, de surprise non dissimulée. La peine l’ayant foutu à la rue ressurgie comme un cadavre coulé au fond d’une rivière par un leste trop léger. Elle flotte en surface et se fait emporter par le courant. Le même mépris parcourait son visage lorsque sa femme l’a jeté dehors cinq ans plus tôt. Ces autres depuis si méprisants, ces autres toujours indifférents, ces autres plantés plus haut, ces autres placés comme des pions entre les lignes d’une case, ces autres n’étant, dans le fond, rien de plus. L’alcool le pousse dans le dos, il se relève. Son équilibre précaire manque de le refoutre au sol. Il s’appuie contre le carrelage froid du mur. Personne ne fait attention.
Une fois debout, il hurle à l’oreille d’un homme en costume qui passe. L’homme fait un bond sur le côté. Les yeux écarquillés, il le fixe un instant avant de reprendre sa route sans plus de précautions. L’haleine avinée emplit l’air, offusque les narines. On le voit. Sa main essaye de choper le bras d’une femme, mais elle s’éloigne trop rapidement. Il rate sa cible, gueule sur son dos, l’insulte de pétasse entre les gerbes de postillons s’évadant de sa bouche. Elle n’entend rien, des écouteurs obstruent ses conduits auditifs. Un jeune homme, tout en costume noir et cravate lui aussi, fait les frais de son relent agressif suivant. Il l’attrape au col dans un mouvement maladroit et le plaque au mur. Rien ne sort de sa bouche. L’homme, plus petit que lui et plus frêle, est terrorisé. Sur un ruban en bas des écrans, sous le regard fixe d’une présentatrice de journal aseptisée, défile les brèves. L’une d’entre elles et en rouge gras et annonce une nouvelle rafle, le jour même. Le message sort à peine de l’écran qu’un groupe de policiers en armure noire fait irruption par un des carrés d’ombre du carrefour métropolitain. Sans hésiter, au trot, ils fondent sur Hubert, lui arrachent l’homme des mains et l’embarquent après l’avoir calmé avec les arguments adéquats.

À son réveil, il découvre l’obscurité rance d’un lieu désert. Par la lunette de ses yeux pochés et de son crâne endolori, il évalue l’environnement. Une sale odeur d’ordure rôde parmi l’ombre permanente d’une petite pièce crasseuse. Ses affaires ont été jetées dans un coin, il aperçoit leur silhouette grâce à un rai de soleil passant difficilement par le trou d’un mur tout relatif. Après des efforts mesurables à ses douleurs, il sort de la pièce avec son éternel sac sur le dos et ses cabas au bout des pattes. Dehors, le soleil cogne dur et le frappe au visage. Il ne voit rien pendant quelques secondes et seule cette infâme odeur de décharge lui sert d’indice. Puis, ses yeux reprennent leur cours de vie.
Autour de lui s’affiche une ancienne ville. Des restes de bâtiments effondrés cassent l’horizon, des tours de centaines de mètres se sont affalées sur les voisins. Des kilomètres interminables de matériaux devenus inutiles constituent son nouveau monde. Le décor le stupéfie, il est éberlué par cet univers de film et ne peut détacher ses yeux de ce spectacle apocalyptique. Soudain, un cri sur sa droite. Il se retourne, rien. Statique, il observe la route sous ses pieds, le cri venait de cette direction. Une chose en monte, au fur et à mesure l’ombre d’un homme s’y dessine en jais. Après quelques courtes minutes, elle est terminée.
Hubert ne sait pas quoi faire, fuir ou rester. Soudain, un élément détermine sa pensée : au bout d’un bras noir comme l’ébène, une longue lame chope un reflet lumineux. Un détail fait voler en éclat son hésitation. Elle est couverte de sang et des gouttes en chutent depuis la pointe. L’horreur de sa situation fait jour. Il est de l’autre côté, avec les déchets, avec les nantis, avec le nouveau gibier. De la nouvelle utilité publique, il a finalement trouvé une place, les autres vont enfin le voir.