Voici la fabuleuse épopée de Ragonias, conquérant méconnu et héros fantaisiste de la justice et de l'amour.

Les trois choses à connaître sur Ragonias sont : sa grande émotivité, sa nature belligérante privée d’arguments et son physique de rongeur maladif. Du haut de son mètre soixante-deux, il ne domine rien et tend à donner l’illusion de s’enfoncer dans le sol en plus de celle, fondée, de le faire dans ses épaules étroites. Rachitique, il ne pèse pas plus de trente-cinq kilos, un enfant de douze correctement formé a plus de muscles que lui. Faute à la génétique, il s’acharne contre cette destinée de l’ADN, mais rien n’y fait. Tous les jours il fait des réflexions, des pompes sur les genoux et s’entraîne avec son katana en plastique contre le mannequin qu’il s’est fabriqué avec des morceaux de balais et de trucs trouvés à la décharge.
Ragonias a toujours été aigri et rancunier, mais il est aussi doué pour ce tout qu’il entreprend appartenant au domaine de la pensée. En l’occurrence, au lycée, c’était l’électronique. Il était en BEP et était le premier de sa classe. À l’extérieur, ce sont les stratégies sur écran et l’apprentissage du droit pénal qui occupent les abysses insondables de son esprit.
Ragonias ne comprend pas le regard des gens. Il en veut à ce monde de ne pas le reconnaître tel qu’il est. Cette injustice le mine alors il se réfugie dans les jeux vidéo. Au moins, là il est sûr de recevoir ce qu’on lui doit. Chaque acte y est pesé selon un système intransgressible contrairement à la réalité régie par des règles variables et barbares. Il y a quelques années, en ligne, c’est devenu une célébrité. On le respectait, il récupérait ce que la vie lui dérobait. Mais le temps file et déroule sa bobine selon des aléas incontrôlables. Les serveurs de son jeu finirent par fermer. Finies pour lui les longues heures de prières pour faire partie de sa team, fini le respect, finis les cadeaux virtuels et les offrandes d’artefacts et de stuff rare. Il s’essaya bien à d’autres jeux, mais se fit écraser par la concurrence coréenne. On mit sa notoriété à la poubelle. Les métacarpes de sa main droite s’en souviennent encore. De rage, il s’en brisa trois en tapant sur une plaque de polystyrène épaisse de 3 centimètres lui servant pour s’entraîner au tir à la sarbacane.
xXRagoniasXx redevient Ragonias Legland, alors forcément... Le lycée technique, les sports d’équipes, il reste sur le banc et reçoit des claques. On le dépouille, on le méprise, on lui tire les cheveux et on lui vole sa maigre fortune à dépenser dans la machine à café.
Ragonias attend et rumine. Une éclaircie, le ramadan arrive. Il va enfin pouvoir manger autre chose que des produits émulsifiés et édulcorés à base de E/graisse de porc. Adieux McBacon, bonjour McChicken !
Ramadan terminé, il retrouve ses amis racket et quolibets. Est-ce que c’est de sa faute s’il écoute du hard et a les cheveux longs ? Non, bon, alors pourquoi il devrait écouter du rap et porter des survêts en peau de quéquettes ? Jamais il ne cédera à la pression, on ne lui enlèvera pas sa singularité. Dans l’ombre des toilettes, il attend sa revanche.
Les années passent, il saute des classes et continue à vivre sa mélasse.

Toutefois, aujourd’hui est un jour qui va définitivement changer le regard que porte l’ensemble de l’humanité sur ce petit individu. Toutes les ondes que son physique de proie potentielle émet vont trouver le répondant de ses penchants. L’état lui donne le pouvoir. Aujourd’hui, Ragonias devient policier ! C’est le premier jour du début de sa formation au centre policier d’Usutharpe-les-Chardonniers. Il a enfilé son uniforme refait par maman et défile fièrement jusqu’au métro. L’uniforme était bien trop grand, sa mère a dû le retailler, le couper, le resserrer. Avec les déchets de coupe, il y avait de quoi en faire deux, mais là c’est mieux. Ses formes angulaires sont mises en valeur. De côté, il ressemble à l’Alinéa avec une outline. Seuls son sac à dos Call of duty et ses rangers taille 48 lui permettent d’être vu quand il est de profil. Ragonias n’a peut-être pas le physique d’un catcheur, mais il en a la pointure, au sens propre.
Tandis qu’il traverse la ville enfumée des vapeurs blanches d’un hiver bien installé, il serre chaleureusement entre ses doigts malingres la lettre miracle. Aussi inattendue et violente qu’une pluie de lingots, elle lui confirma son admission il y a de cela trois semaines. Pourtant, ses piètres performances à la totalité des examens d’entrée le laissaient certain d’un refus.
Fan de mysticisme sociospontané, son père, lui, voyait là le vœu d’un dieu bienveillant certainement habillé d’une armure en diamant et portant avec lui les armes de guerre de sa tribu. À cinquante-six ans, il relisait pour la sixième fois l’œuvre complète de Robert E.Howard et s’attendait encore à voir éclore en Ragonias le cimmérien de ses rêves. Manque de bol, il avait pris de sa mère ses proportions et de son père la pointure. Un pitbull dans un corps de phasme avec des pattes de canard, il ne pouvait même pas mordre, n’avait aucune habilité pour le camouflage ou la nage palmée. Son père se demandait parfois si une partie du spermatozoïde ne s’était pas paumé en route, dans une autre trompe de fallope . Alexandre mesurait 2m01 pour 119 kgs, les dimensions normales d’un Legland depuis que les Legland étaient Legland. Ça ne l’empêchait pas d’aimer son fils et d’espérer un pic de croissance tardif, même s’il venait d’avoir 20 ans. Il avait lu dans un webmagazine Néozélandais que ça pouvait arriver jusqu’à 25 ans, il attendrait le temps qu’il faudrait.
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Il était clair qu’une erreur s’était produite. Quelque part, quelqu’un ou quelque chose s’était trompé de dossier, avait intervertis deux candidats ou mélangé les documents relatifs à plusieurs profils.
Quand il débarqua dans le hall accueillant les nouveaux arrivants, Ragonias n’eut d’autre choix que de prendre en compte cette réalité. Dès qu’il eut posé un pied dans la salle, les autres postulants n’eurent plus d’yeux que pour lui. La princesse du bal défilant dans le couloir des condamnés à mort n’aurait pas fait plus d’effet. Bien évidemment, ils étaient tous plus grands et plus épais que lui. Le contraire aurait été étonnant, même s’il eut s’agit d’une formation d’horloger chinois marathoniens.
Ses boucles brunes, grasses, avaient beau masquer la bonne moitié nord de son faciès de ragondin déshydraté, elles ne filtraient pas le malaise dégagé par le focus des regards sur lui. Les crânes rasés, les visages encore sous le feu d’un rasage matinal, les yeux enfoncés sous des arcades prédominantes ne se dégageaient pas de sa minuscule personne.
Une chaise plastique dur orange vissée dans le mur qui héberge l’accueil, recueille ce petit centre de toutes les attentions. En proie à un malaise justifié, subissant le rythme du tambour sous sa cage thoracique, Ragonias se replie sur lui-même.
À sa gauche, un énorme black en tenue officielle l’a suivi de son entrée jusqu’à la chaise et ne dégage pas ses yeux du haut de son crâne. Il est raide, à le crâne bas et est rompu à l’obéissance. À sa droite, un monstre blanc également en tenue n’exprime rien et regarde droit devant lui. Dans son t-shirt Star Wars, Ragonias transpire. De face on dirait deux boules de pétanque collées au cochonnet. Droit devant, une double rangée des mêmes chaises héberge d’autres candidats en uniforme. Parmi eux, une femme. Elle se tient en avant, les coudes en appui sur ses jambes écartées se soldant par la presse de ses rangers autour de son pantalon. Dans ses yeux se lit une incompréhension empreinte de mépris posée sur Ragonias. Derrière ce qui ressemble à un chapeau de CRS s’étire une petite queue de cheval blonde, une légère moustache brille au-dessus de sa lèvre et ses muscles masticateurs sont saillants derrière ses joues. Elle doit peser dans les 85 kilos et dépasser le mètre quatre-vingt. Les yeux rivés à Ragonias, elle cherche son regard. Lorsqu’il l’aperçoit, son petit cœur de hamster s’emballe. Leurs regards se croisent, il devient couleur lie de vin et finit par détourner les yeux. Quelle merveille ! pense-t-il en cimmérien. Son père lui a enseigné dès son plus jeune âge, son for intérieur préside dans cette langue. Brigitte à un léger sourire. Ragonias a la tête baissée et ne la voit donc pas.

Dans l’allée, des gradés défilent, regardent des plannings, passent des coups de téléphone et viennent chercher des stagiaires. C’est d’abord le grand black qui est appelé. Pas une seconde il n’aura lâché Ragonias des yeux. Un à un, les candidats s’écoulent vers la direction par les gradés. Brigitte est l’avant-dernière.
Seul dans le hall, Ragonias attend et angoisse. Les minutes passent. Personne pour lui ne vient.
sticker-crs.jpg Enfin, Brigitte sort et se dirige vers la sortie. Elle se retourne pour le regarder à deux reprises et quitte la pièce. Le gradé qui l’accompagnait vient vers Ragonias. Une fois à sa hauteur, un coup d’œil bref le parcoure de la tête aux pieds puis une moue de dépit se prend dans les lèvres du policier. « Vous n’êtes pas M Dugland Léonidas je présume ? » Ragonias comprend et l’échafaud de ses espoirs s’effondre, les vibrations s’étendent dans tout son être. « Non, je suis Ragonias Legland » Il baisse les yeux, serre les mâchoires. « Ah, j'me disais bien aussi. Je crois qu’il y a eu une erreur...votre dossier a du être mélangé avec une autre candidature. Je suis désolé, mais je ne pense pas que vous ayez été retenu » En disant cela, l’homme affiche clairement de la condescendance et Ragonias la reçoit en plein dans la confiance. Ses poings serrent le tissu sur ses genoux, la tête baissée il fixe le sol. Ses yeux sont embrumés par les larmes. Une chose vient de rentrer en ébullition en lui, le pitbull mange le phasme, les palmes s’agitent dans la mare de ses eaux troublées par la mystification de cette réalité. Des petits tremblements s’installent un peu partout dans son corps. Des idées, des phrases, des souvenirs, un déferlement de combinats narquois voltigent sous ses yeux.
Il explose, dressent ses bras rachitiques le long de son corps de cacochyme en se levant et redresse la tête vers le gradé. « Mais putain, vous êtes complètement con ou quoi ?! Espèce d’incompétent de merde et dire que c'est à des types comme vous qu’on confie la justice française ! Sale crétin ! » Il hurle sur la veste boutonnée, des filets de salives coulent dessus et filent au sol. Sur le visage du gradé, une ombre s’est implantée sous ses sourcils. Ses yeux ont disparu un instant. La tête penchée en avant il ne dit rien, reste immobile et stoïque.
Puis, il se rallume. Dans l’obscurité de son faciès carré, deux perles rouges brillent et vibrent légèrement dans la direction de Ragonias. Ce dernier comprend son erreur, sa colère s’effrite, se fissure, s’écroule. Il rapetisse et se décompose sous le feu de ces yeux enfoncés en lui. Doucement, il sort un mouchoir de sa poche et commence à nettoyer la salive sur la veste. Sa main tremble. « Heu...je suis désolé, je ne voulais pas. J’ai... » Ragonias arrête tout. Le gradé vient de lever son avant-bras gauche dans sa direction. Lentement, il le saisit au col, le décolle du sol et le rapproche de son visage. Un grognement, aucun mot, il l’emporte sous son bras jusqu’à l’entrée et le jette sans ménagement à l’extérieur.
La porte automatique se referme tandis que Ragonias chute vers le sol en flottant en l'air comme une feuille morte. Face au ciel gris, il observe l’ironie de sa vie. Au-dessus de lui, Brigitte le mate. Elle est appuyée contre une rambarde, il atterrit à ses pieds. Sous sa petite moustache, un sourire vient se ficher, elle lui tend une main musclée et l’aide à se relever.
Face à face, silencieux, ils s’observent. Il doit lever la tête. Elle le regarde de haut, mais, contrairement aux autres, elle n’a que de l’amour dans les yeux.