Justice1-597x477.jpgCe matin, après une nuit ouverte aux débats alambiqués, le nihiliste en moi se demandait où se situait l’amitié dans son existence. Question à la tendance répétitive et constitutive chère à ma petite personne.
Le sujet était une fois de plus passionnant et me renvoyait à tout plein de problématiques plus personnelles que sociales au final. Les vieilles manies, les anecdotes, les positions campées de mon caractère, les revirements d'humeur, les changements d’avis, bref, difficile de rester mon ami. J’attends beaucoup et donne peu. Sans ça, le sentiment de me faire escroquer et la sensation d’une relation unilatérale s’installent. Ajoutons ma susceptibilité et les défauts des autres et on obtient une mixture explosive qui peut me faire péter un plomb dès qu’une fragilité fait jour dans mon parcours.

Quelques dialogues plus tard, Moi, Surmoi et Ça n’étaient toujours pas d’accord. Rares étaient les fois où ils l’étaient. Leur voix à l’unisson avait retrouvé sa belle scission, celle sans laquelle cette question ne serait plus qu’une réponse. Hélas, les réponses n’ont pas de siège au parlement de mon for intérieur et c’est tant mieux ! L’inverse signifierait que Surmoi l’a emporté et que je stagne. La stagnation, très peu pour moi. Souplesse, crainte, volonté ou fuite, la définition de ce que je suis est en délibéré permanent.

Surmoi a mis son plus beau costume. Il est en noir et porte, bien évidemment, une cravate dans le même ton sur une chemise blanche immaculée. Il est totalement glabre, mais a tout de même mis de l’aftershave et du parfum pour la forme. Il a avec lui une petite mallette marron sans fioritures. Ses cheveux sont plaqués sur le côté et ne bougent jamais, ses mains sont manucurées et n’effectuent que des gestes mesurés.
Ça est venu comme il est. Sa peau de bête sur le dos, pieds nus, ongles longs et durs, la barbe lui pend jusqu’aux genoux et se mélange avec ses cheveux autour de ses oreilles pointues. Ses arcades sourcilières sont proéminentes et son front ne s’envole pas très haut. De ses lèvres sèches s’échappent les pointes de ses crocs. Et Moi et ben c’est moi.

Surmoi reste sur sa position. « L’amitié c’est bien. Il n’y a rien de malsain dans cette relation aux gens. Par contre, ne parle pas aux inconnus, on ne sait jamais ce qui peut arriver ».
Ça bave, grogne, montre les crocs. Moi, traduit. (J’ai cette chance d’avoir un traducteur, certains en sont privés.) Ça a des lacunes langagières, il faut l’aider un peu. Il est souvent à la traîne ou trop en avance, rarement dans les temps. Bref. Moi traduit. « L’amitié c’est juste pas juste. On est amis par intérêt ! Et j’ai comme l’impression qu’on se fait avoir.
Je voudrais aussi rappeler que j’étais seul à l’origine et que j’avais besoin de personne hein ! Lui c’est un opportuniste, le dernier arrivé et de loin le plus casse-pied » Conclue-t-il en pointant Surmoi de la griffe de son index.
Entre eux deux, Moi a chaud. Il transpire et ne sait pas vraiment qui croire. Alors, il tangue, navigue de l’un à l’autre et chavire de l’autre côté quand ça l’arrange. Moi est comme ça. Il s’arrange et on ne peut pas lui en vouloir, il se sauve. Surmoi vient de lui, de Moi et lui, Moi, vient de Ça. Pas simple. La poigne autour du maillet est moite, il ne peut se résoudre à un jugement.
Ça reprend: « Dans toutes les relations amicales s’installe d’emblée un rapport d’intérêt. C’est pas pour rien que je me suis mis à l’autre. J’en avais envie, besoin, et ça me filait du plaisir alors j’ai cédé...et sans ça, tu serais pas là ! Soit honnête, écoute ce que tu sens », Ça s’excite pendant que Moi traduit.
« Qu’il soit commun, basé sur l’échange ou sur un apport uni modal, il existe toujours, mais varie dans sa forme. Il est souvent nécessaire aux deux protagonistes et recherché, consciemment ou non. On cherche toujours à combler. Un vide, une place, un manque, un trou dans notre archétype constitutif.
Rien ne se perd, un vide doit être comblé. Vide culturel, vide de réconfort dans ses positions, vide matériel, vide expérimental ou bien encore vide sentimental sous-jacent à la relation.
La recherche d’un apport de l’autre ne s’arrête d’ailleurs presque jamais à un seul de ces trous. Cette recherche se complexifie et se développe au fur et à mesure que la confiance et l’attente s’installent. Ah, l’attente ! Avec elle, se plantent les premières balises et les premiers dérapages. On est souvent pas loin du virage » Malgré son look précaire, Ça est le plus vieux. Il en impose et sait plein de choses. Il pue, se gratte, se touche un peu et use plus de borborygmes que de mots, mais il en sait. Surmoi tire la tronche. Il est rigide, strict et ne démordra pas. Renoncer n’appartient pas vraiment au vocable de Surmoi. Pour l’avoir, il faut l’endormir. À l’inverse, Ça prend le relai quand Surmoi s’endort.
« L’amitié c’est la confiance et la confiance c’est fondamental. Sans elle on n’a plus rien, on n’est plus rien. Et rien je n’aime pas, ça me fait flipper ! Et puis, sans les autres je ne serais pas alors je ne peux que prêcher pour eux. Sans eux pas de Moi, pas de nous !» Dit-il en tapant du poing sur la table. « Rappelons-nous tous ces bons moments, on était sincère non ? Bon ba alors ! Ce n’est pas bien de penser comme ça et c’est mal quand ce n’est pas bien et le mal c’est pas bien !
redumbrellaorig.jpg Regardez, j’ai ramené avec moi un cliché d’Idéal. Il n’a pas pu venir, mais ne me dites pas que vous ne voudriez pas être lui ! » Moi regarde en rêvant le cliché d’Idéal. Il opine légèrement du chef. Ça détourne le regard et souffle entre ses crocs. « Et bien, sans amis, ce ne sera pas possible ! Ce sont nos miroirs, sans eux on ne peut pas savoir qui on est vraiment » Surmoi ne s’emporte pas. De sa mallette ouverte, il sort sa balance et plusieurs souvenirs antagonistes. Devant leurs yeux, ils pèsent chaque couple un par un. Forcément, la balance penche toujours du côté de la norme. Légèrement moralisant, il a de son côté le poids du multiple. Moi est impressionné mais toujours un peu hésitant.
Ça est exaspéré. Cette conformité moralisatrice le met hors de lui. S’il le pouvait, il mordrait Surmoi au cou jusqu’à ce qu’il crève et pousserait Moi à hurler dans la rue.
Mais Moi est bien ici pour l’instant, sur cette page. « Bon, je ne sais pas trop quoi décider là. Vu que Surmoi a utilisé des preuves pour son plaidoyer, Ça voudrais-tu faire entrer tes témoins ? » Demande-Moi à Ça qui confirme. « Bien. Faites entrer Éros et Thanatos »...

À suivre